Roland Dorgelès : écrivain et farceur du XXe siècle

Roland Dorgelès (1885-1973) : L’écrivain farceur et l’imposture de la toile Boronali

Roland Dorgelès, écrivain français prolifique du XXe siècle, est souvent associé à son œuvre littéraire marquante, Les Croix de bois (1919), un roman poignant sur les horreurs de la Première Guerre mondiale. Ce roman est basé sur son expérience personnelle en tant que soldat pendant la guerre. Mais au-delà de ses talents littéraires, Dorgelès était également un homme doté d’un grand sens de l’humour, passionné de farces et de mystifications. L’une de ses supercheries les plus célèbres est celle de la “toile de Boronali”, qui reste un épisode légendaire dans le monde de l’art.


La naissance d’une farce : le Salon des indépendants de 1910

En 1910, le Salon des indépendants, une exposition artistique annuelle où les œuvres d’art modernes et avant-gardistes étaient souvent présentées, devint le théâtre d’une mystification orchestrée par Dorgelès et deux de ses amis. Ce salon, célèbre pour accueillir des artistes novateurs, était également une cible facile pour les sceptiques de l’art moderne, qui critiquaient l’absurdité apparente de certaines créations abstraites.

Profitant de l’engouement pour l’art non figuratif, Dorgelès décida de tendre un piège aux critiques d’art de l’époque, souvent prompts à voir du génie dans des œuvres incompréhensibles pour le grand public.

La création de “Boronali” et de “Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique”

Sous le pseudonyme de Joachim-Raphaël Boronali, Dorgelès fit exposer une toile intitulée Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique. L’œuvre est totalement abstraite, sans forme reconnaissable, encore moins un coucher de soleil sur l’Adriatique, comme le suggérait le titre. Pourtant, la peinture attira l’attention et ne manqua pas de susciter des commentaires passionnés de la part des critiques d’art. Les spécialistes dissertèrent longuement sur la profondeur de l’œuvre, son message caché et sa contribution à l’avant-garde artistique.

La supercherie n’est dévoilée que plus tard

Boronali n’est autre qu’un anagramme d’Aliboron, l’âne célèbre des fables de Jean de La Fontaine. Et l’artiste mystérieux à l’origine de la toile n’était autre qu’un véritable âne prénommé Lolo, qui appartenait à Frédéric Gérard, surnommé “le père Frédé”, le gérant du cabaret parisien “Le Lapin Agile”, un repaire d’artistes de Montmartre. Pour réaliser l’œuvre, Dorgelès et ses complices avaient attaché un pinceau à la queue de l’âne et l’avaient laissé remuer devant une toile blanche. La scène s’était déroulée sous les yeux d’un huissier, garantissant ainsi l’authenticité du processus.

Réactions et dénouement de la mystification

Lorsque la vérité fut dévoilée, la farce provoqua à la fois des éclats de rire et des vagues d’indignation. Certains critiques d’art, pris dans leur propre piège, furent ridiculisés pour avoir loué une œuvre créée par un animal. Dorgelès avait ainsi brillamment démontré à quel point l’art abstrait pouvait parfois être un terrain fertile pour l’interprétation excessive, et surtout, à quel point les critiques étaient prêts à accepter l’absurde dès lors qu’il était présenté sous une forme “savante”.

La toile de Boronali fut vendue aux enchères pour une somme coquette, et Dorgelès décida de reverser l’intégralité des fonds à une œuvre caritative, ajoutant une touche généreuse à cette plaisanterie déjà savoureuse.

Un acte de rébellion contre l’élitisme artistique

Cette farce, bien qu’amusante, portait également un message. À travers cette mystification, Dorgelès et ses complices ont remis en question le sérieux parfois excessif du monde de l’art et les jugements arbitraires qui pouvaient en découler. Ils ont montré que la frontière entre le génie et le ridicule était mince, et que parfois, l’authenticité des sentiments ou des critiques pouvait être sujette à caution.

En somme, l’histoire de la “toile de Boronali” est un rappel de la manière dont les conventions artistiques peuvent être facilement bousculées. Bien qu’elle ait été une mystification, elle a également servi d’exercice de réflexion pour les amateurs et les experts d’art, soulignant la nécessité d’aborder la création avec un regard à la fois curieux et critique.

Roland Dorgelès : Entre littérature et farce

Bien sûr, Roland Dorgelès n’est pas seulement l’auteur de cette supercherie. Au-delà de ce coup d’éclat, il laisse un héritage littéraire remarquable, marqué par sa plume humaniste et son engagement à capturer les réalités brutales de la guerre et de la condition humaine. Mais cet épisode de la “toile de Boronali” ajoute une dimension ludique à son parcours, révélant une personnalité capable de mêler satire, art et réflexion sur la société de son époque.

Ainsi, Roland Dorgelès restera non seulement dans l’histoire comme un grand écrivain, mais aussi comme un maître farceur, capable de duper les critiques d’art avec un âne et un pinceau.

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